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En finir avec le virilisme quotidien, en finir avec le virilisme militant : proprosition d'une faiblesse positive

Ça fait un bout de temps que je sais de réputation, et pour l'avoir vérifié dans certains films d'époque comme Easy Rider de Dennis Hopper, que si progressiste qu'il ait été au niveau de la géopolitique, de l'écologie ou d'autres sujets de société, le mouvement contre-culturel hippie des années 60 et 70 avait des relents franchement virilistes voire misogynes.

Or voilà qu'un article que je lis pour mon mémoire vient étoffer ma modeste connaissance de ce milieu.

Il s'agit d'un article écrit par Betty Luther-Hillman, intitulé "The most profoundly revolutionary act a homosexual can engage in Drag and the Politics of Gender Presentation", où l'auteure évoque en partie l'évolution idéologique et les débats intrinsèque du Gay Right Movement des annéess 1960 et 1970 aux États-Unis.

J'offre ici une traduction personnelle du passage qui m'intéresse.

 

"Des universitaires ont reconnu l'existence d'une ambiance masculiniste au sein des organisations la New Left et du Black Power, et ils soulignent la fréquence avec laquelle l'activisme de ces mouvements était précédé d'un discours basé sur la rhétorique du pouvoir et du privilège masculin. Sara Evans a illustré la façon dont le biais masculin présent au sein des groupes de la New Left avait amené des femmes à critiquer ces organisations et à finalement les quitter, en fondant dans le processus le féminisme radical. Et Terence Kissack explique comment l'usage du terme "pédé" par les membres des Students for a Democratic Society et par les Black Panthers comme étant "une insulte adaptée à tous les cas" contre leurs ennemis révélait non seulement leurs conception genrée de l'homosexualité, mais aussi le présupposé masculiniste de leur engagement politique. En mettant sur un même pied le terme "pédé" et la faiblesse, les activistes de la New Left donnaient une illustration à leur croyance que les homosexuels étaient "faibles" et "non virils", et que la masculinité était le but suprême à atteindre à travers l'action politique militante."

 

Je ne sais pas s'il est utile que je précise à quel point le fait d'utiliser une insulte homophobe comme insulte pour tout et n'importe quoi sous prétexte qu'elle serait "universelle" ou qu'elle aurait "perdu son sens d'origine" ne constitue en rien une action neutre sur le plan de l'homophobie. J'ai déjà eu de longs et désespérants débats à ce propos sur twitter avec des personnes qui étaient de toute évidence absolument outrées que je critique un de leurs mots sacrés (celui qui commence par enc***).

Je développe, si nécessaire. [là je me rends compte que mon développement est plus long que prévu, donc je vais essayer de le mettre à part visuellement avec une boîte de couleur, je sens que ça va vous éblouir de beauté intrinsèque] - [et j'ai l'impression de mettre du temps à redévelopper des évidences, mais le fait est qu'au vu des commentaires que je reçois parfois, je ne suis pas sûre que tout le monde soit familier des chemins de pensée et des habitudes des défenseur.se.s des droits de lgbt]

 

Le fait de banaliser un mot dont tout le monde comprend encore le sens comme étant une insulte dévalorisante participe d'un système entier qui rappelle sans cesse aux personne attirées par les personnes de même genre (en l'occurrence les hommes cis et les hommes cis, puisque l'imaginaire collectif est cis-centré) qu'elles vaudraient moins, qu'elles seraient plus faibles, ridicules, qu'on peut les dégrader, se moquer d'elles, qu'elles ne sont que ce qu'elles sont.
Ou alors, si ce mot est employé comme une interjection, une exclamation d'étonnement, qui viserait à s'indigner des actions ou de l'éthique de le personne qu'elle qualifie, on rejoint éventuellement l'idée selon laquelle l'acte de pénétration anale est un acte forcément douloureux et punitif parce qu'humiliant. Or si on estime humiliant de "subir" cet acte, on ne peut pas prétendre qu'on n'a aucun jugement sur ceux qui dans leur vie privée le "subissent" régulièrement de façon consentie. Ça n'aurait aucune cohérence.
Et de fait, si pour une personne, indépendamment de tout autre acte de violence, de mépris ou d'humiliation, se faire reprendre simplement sur l'emploi d'un mot peut sembler abusif, il ne faut pas à mon avis négliger le fait que ce mot et d'autres rappelle quotidiennement aux homosexuels et à toute personne aimant pratiquer la pénétration anale qu'elles sont des personnes moindres, des personnes ridicules. Et qu'entendre ce mot réactive pour les personnes concernées l'ensemble des humiliations et des rejets qu'elle vit quotidiennement.

Si on ne vivait pas dans un monde franchement homophobe, où le rejet et la mise au ban font concrètement des ravages, il serait plus simple de prendre au sérieux l'argument qui veut que "ce mot ne veuille plus rien dire". En l'état actuel des choses, ça me semble assez difficile.*

[elle est trop belle ma boîte je sais]

 

Une certaine forme d'engagement politique a bel et bien historiquement drainé avec elle des habitudes de pensées patriarcales et virilistes, et ces formes peuvent perdurer encore aujourd'hui, ne serait-ce que dans les slogans de manifs étudiantes (je me souviens dans mes jeunes années d'un "***, sers les fesses, on arrive à toute vitesse"... que je reprenais d'ailleurs volontiers, perpétuant à l'époque d'une pensée qui voulait que l'acte de sodomie soit nécessairement punitif, et que cela soit sujet de plaisanterie

- un acte sexuel considéré comme une punition, au passage, c'est un viol, et il n'est sans doute pas nécessaire de menacer de viol son ennemi "pour rire" si l'on veut lui répondre et imposer un rapport de force. Bref.)

 

 

Ce que je veux dire également c'est que ce point de vue homophobe rejoint le virilisme, qui est une idée générale valorisant le fait d'être "un vrai mec qui en a" en gros, ce qui est associé à la prise de risque, les prises de position osées voire m'as-tu-vu, la témérité au mépris du danger, et surtout, surtout, le fait de ne montrer aucun type de faille, de limite, de forme de faiblesse.

Ceux qui en pâtissent, qui ne sont pas "des vrais mecs", en priorité les femmes, les homos et bis, les trans, méritent d'être traités avec plus de condescendance, et, selon les cas, d'être secourus, ou d'être punis (jamais d'être simplement considéré comme égaux avec des faiblesses, des limites individuelles, et des façons d'exprimer ces limites).

 

De façon générale le modèle individuel militant, l'homme progressiste présenté, doit être paré de toute les vertus traditionnellement "viriles" : détermination, courage, éclat, voire agressivité. Il se doit de mettre à jour les personnes "lâches et veules" (ce que sont forcément ses adversaires qui n'ont pas son panache de chevalier) et de protéger les faibles personnes trop sensibles et trop douces (qui ne sont certainement pas à égalité avec lui dans la lutte).

Je pense, et beaucoup je crois le font déjà, qu'il faut penser à changer totalement ce modèle inconscient encore fortement ancré. Sans quoi, les mêmes structures mentales restent préservées même après avoir remporté une lutte, et ses conséquences sur le long terme sont telles qu'à mon avis le bénéfice de la lutte en est fortement entaché (lutte contre les formes abusives de domination, recherche de l'indépendance et de la liberté).

 

Je suis quelqu'un de très sensible, souvent à fleur de peau. Celleux qui me connaissent dans l'intimité savent que je peux me retrouver dans des états de grande vulnérabilité relativement régulièrement et que les crises de larme ne sont pas forcément une denrée rare de ma part.

On peut considérer cela comme une faiblesse, on peut aussi le voir comme le revers d'une médaille, le signe, je ne sais pas, d'une sensibilité particulière, de capacités de voir et d'analyser aussi des vecteurs de discorde là où des personnes un peu plus "rapides" décèleraient moins de choses... Je ne sais pas, il est difficile de parler de moi-même, mais il y a tout de même je pense globalement des aspects dans une sensibilité qui peuvent être des outils réellement utiles pour une lutte.

Et c'est à mon sens extrêmement dommageable de ne valoriser qu'un type d'attitude pour lutter, celle qui correspond grosso modo au cliché du chevalier vaillant qui pourfend l'horreur. Parce qu'on évacue d'autres stratégies de lutte, d'autres types d'analyses, et qu'on met de côté des remises en questions sur nos habitudes culturelles personnelles. On préfére entasser les "méchants" de l'autre côté, vous savez, celui où il n'y a pas les chevaliers blancs mais juste des gens véreux et sans cœur.

Alors sans doute une personne régulièrement vulnérable et fragile ne peut pas diriger un mouvement de lutte sur le long terme et prendre sur ses seules épaules tout le poids des humiliations, des agressions, des petits crocs-en-jambe qui balisent forcément le chemin de celleux qui s'expriment contre un mode de pensée dominant, et ce d'autant plus qu'il est acté comme "raisonnable" et "normal" par une grande majorité de la société.

 

Mais ça n'est pas forcément une tare. Au contraire, ce fait pourrait nous amener à réfléchir durablement au modèle de relations que nous voulons promouvoir. Est-il nécessaire, est-il bon, de suivre une poignée de leaders, ceux qui s'expriment mieux, qui ont un plus grand courage, une plus grande capacité de travail, qui savent "s'imposer"? Ne peut-on considérer que nous sommes tous ensemble dans certains combats et que nous pouvons aider les plus fragiles à se ressourcer le cas échéant, sans profiter de leur fragilité pour les mettre en queue de lutte, les autoriser à porter un étendard parce que c'est cela qui leur correspondrait le mieux? Ne peut-on penser à organiser des roulements où les personnes les moins à l'aise seraient encouragées, à leur tour, à prendre des responsabilités (pas trop inconfortables mais suffisantes pour ne pas se sentir spectateurs, pour prendre confiance, peu à peu, dans leurs propres capacités)?

Et d'abord, si gentils et si avant-gardiste qu'on soit, suffit-il de prétendre que tout le monde a accès à la parole chez nous pour être vraiment égalitaire? Ne faut-il pas penser aux personnes qui par induction du groupe, par éducation, parce qu'elles sont une partie d'une minorité qui n'est habituellement pas entendue, ne vont pas s'exprimer parce qu'elles ne s'en sentent pas capables, parce qu'elles n'en voient pas la possibilité? Ne faut-il pas prendre des mesures très concrètes pour que ces personnes aient accès à la parole, qu'elles soient partie prenante du processus, plutôt que de se contenter de nos bonnes intentions? Et cesser de répondre aux critiques par "elles en ont la possibilité" "elles n'ont qu'à le faire" - perpétuant ainsi l'image viriliste du militant qui doit avoir les couilles d'agir, et s'il les a pas ce serait "normal" qu'il soit moins bon comme militant? Et si ça n'était pas leur faute, et si c'étaient toujours les même gueulards, les bons militants, qui décourageaient totalement les autres prises de parole justement à cause de ce genre de propos?

 

Il me semble urgent de promouvoir, nos seulement au sein des cultures militantes, mais au sein de notre société dans son ensemble, des modèles de "fragilité" qui ne soient pas dévalorisés (ou valorisés dans un seul sens, très limité et infantilisant).

Affirmer que se rouler en boule et pleurer dans un coin quand on est témoin d'une injustice ou quand on se sent inconfortable dans des situations d'abus n'est pas une mauvaise façon de militer. Qu'on peut être en train de chialer et quand même être capable de faire passer un message, par des conversations, par de l'art, par des billets de blog, par des twitts... Et que c'est parfait comme ça, qu'on n'a pas besoin nécessairement de s'améliorer pour mieux faire.

Qu'une prise de risque, en prenant sur soi d'organiser des actions qui demandent du courage et un peu de bravache, peut se solder par un moment de fragilité consécutif, mais que c'est pas très grave, qu'on peut prendre ce risque quand même même si on est fragile. Parce qu'on sait gérer ces moments, qu'ils ne sont pas honteux, qu'ils sont nos moments.

Je crois qu'il serait bon qu'on ait davantage d'images de héros pas trop braves et pas trop insensibles (ou qui n'aient pas cette sorte de sensibilité héroïque hollywoodienne où ÇA VA JE PLEURE MAIS EN FAIT JE SUIS TOUJOURS ON THE TOP). Que la fragilité non-infantilisée soit représentée et valorisée. Je pense qu'aucune lutte sur le long terme ne peut être envisagé sans remettre en cause profondément nos modèle de virilité, et je ne suis pas sûre que tout le monde en ait conscience à l'heure actuelle.

 

Je concluerais ce billet en évoquant une bande dessinée très sympathique qui m'est spontanément venue en tête quand je réfléchissais à ces sujets.

Princess Princess par Strangely Katie (qui a en plus le mérite de présenter une histoire de princesse en danger sauvée par une princesse héroïque, bousculant les codes genrés de la fantasy, mais c'est encore mieux que ça allez-y et vous verrez). Page 36 un des personnages, humilié par "la méchante" se fait reprocher d'être un "crybaby" entre autres. Ce en quoi elle répond grosso modo "oui, c'est tout à fait vrai, mais je ne t'autoriserais plus à me faire croire que c'est une mauvaise chose".

J'aime énormément ce passage et j'ai trouvé cette réplique très puissante. J'aimerais qu'on voit un peu plus de "crybabies" assumés dans nos fictions, qui pleurent, qui n'ont pas envie qu'on leur apprenne à ne plus le faire ou qu'on les prenne sans cesse par la main. Et que ce n'est pas du tout une mauvaise chose.



28/02/2015
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